Le Bateau Rouge
Une histoire de Sylvie DAULY
Dans une grande ville portuaire où accostaient des navires venus du monde entier, une petite fille vivait dans un grenier. En dehors de l’école, elle ne sortait jamais, ne connaissait ni le vent de la mer, ni les effluves d’écume ni le sel des vagues ni la douceur du sable. Personne ne s’occupait d’elle. Ses compagnons, c’étaient des ombres et des grains de poussière neigeant dans la lumière. Parfois les voix atténuées des passants dans la rue. C’était comme ça, c’était sa vie.
Elle était sage et ne pleurait jamais. Elle s’inventait des mondes de liberté, de fleurs, d’herbe et d’espaces sans limite où des amis joueraient avec elle. A l’école, tout le monde l’ignorait. Comme elle ne sortait pas au soleil, sa peau était devenue transparente. Elle avait des jambes de laine et ressemblait de plus en plus, avec sa figure pâle, à une poupée de chiffon. Elle devenait jouet mécanique, qui n’ouvrait la bouche que pour réciter les leçons apprises en classe. Comme elle ramenait de bonnes notes, ses parents, qui travaillaient toute la journée, ignoraient qu’elle souffrait. Son cœur était tout gonflé de solitude mais ses larmes y étaient enfermées à double tour.
Un soir, penchée sur ses cahiers dans un coin du grenier, elle entend quelqu’un frapper à la lucarne. Un bruit de petites pattes qui tapent pour rentrer. Elle ouvre, et que voit-elle ? Un chat. Un énorme chat noir. Son poil luit dans la nuit. Il entre comme chez lui, vient se frotter contre elle. Elle a trouvé un ami. Il ne s’embarrasse pas de politesses. Ni s’il te plaît ni merci. Ils sont amis et c’est tout. Ses yeux sont de couleur changeante, comme les mers qu’il a traversées.
Tout le monde a peur de cet énorme chat. Il ne se laisse toucher par personne excepté par son amie. Si d’autres veulent l’approcher, il devient un vrai fauve aux griffes acérées comme des poignards et aux dents de prédateur. Mais pour la petite fille, il n’est que velours et douceur. Ils se parlent en silence, se confient des secrets. C’est ainsi qu’elle apprend qu’il vient du bateau rouge, un imposant cargo arrivé la veille dans le port. L’équipage parle une langue que personne ne comprend.
Ce sont des marins violents et frustes, prompts aux insultes et aux coups de couteau. Le bateau est d’une beauté étrange. Sa cargaison se compose d’alcools rares et de tissus précieux. Mais sa présence inquiète et agite les esprits. Dans la ville, on murmure que cet alcool rend fou, et que ceux qui portent les luxueuses étoffes meurent dans l’année. D’ailleurs, depuis l’arrivée du navire, une vague de violence a envahi la ville. Des enfants sont violés et retrouvés égorgés dans les ruelles du port.
Ces événements tragiques n’influençaient en rien la petite fille. Son désir de partir était très fort. Un jour, elle dit au chat : « Le bateau rouge part ce soir. Allons vite au port, nous pourrons nous embarquer sans être vus». « Ne prends pas ce bateau, il est maudit », répondit le chat. Alors, par la lucarne du grenier, ils virent se dérouler une scène étrange. Des enfants tristes et silencieux traversaient la passerelle en file indienne. La petite fille reconnut des camarades de classe, ceux qui avaient été assassinés récemment. Etaient-ils vivants ou morts ? C’étaient des ombres d’enfants. Puis, toujours en silence, le bateau quitta la rive, s’éloigna et devint aussi petit qu’un fruit lisse au point de rencontre de la mer et du ciel.
Le lendemain en classe, la petite fille osa parler du bateau rouge. Elle dit que les enfants que l’on croyait assassinés y avaient embarqué la veille au soir. La maîtresse la traita de folle et tous ses camarades se moquèrent d’elle. Ils prétendirent qu’il n’y avait jamais eu de bateau rouge dans le port et que tous étaient blancs. Quant à leurs malheureux camarades, ils reposaient au cimetière. « Tu vois, j’avais raison, dit le chat. Tu ne devais pas prendre ce bateau. Il transporte les âmes des enfants victimes d’une mort violente. Ce n’est pas ton destin.»
Les jours et les saisons passèrent. La fillette parlait toujours de s’en aller. « Reste encore avec moi, répondait son ami. Le temps de ton départ viendra bientôt. Je te dirai quel bateau prendre». Un matin, en regardant par la lucarne, ils virent un paquebot blanc qui venait d’accoster au port. « Voilà, c’est celui-ci, dit le chat. Viens avec moi, je t’accompagne sur le quai ». Parmi les voyageurs qui descendaient du navire, un jeune anglais remarqua la beauté de la jeune fille et en tomba aussitôt amoureux. Ils firent connaissance, s’aimèrent et décidèrent de s’embarquer pour l’Angleterre, où ils avaient choisi de vivre.
Dès cet instant, le chat disparut. La jeune fille le chercha partout. Elle interrogea les marins, les passants et les commandants des bateaux. Personne n’avait remarqué de chat noir aux yeux couleur de mer. Enfin, un petit garçon vint à sa rencontre et s’adressa à elle : « Moi, déclara-t-il, le grand chat qui parle, je l’ai vu. Il est parti hier soir sur un grand bateau rouge » « Ce n’est pas vrai, interrompit son père. Le bateau était blanc, pas rouge ! Et bien entendu, le chat ne parlait pas ! Mon fils raconte n’importe quoi ! » « Si, dit l’enfant avec assurance. Il est monté sur un bateau rouge. Et avant de partir, il a dit que ton enfance était finie et qu’il était venu t’aider à la traverser».